Chapitre 12

 

 

Lorsque je suis venu pour la première fois à Chicago, j’imaginais le port comme une gigantesque cuvette d’océan avec des navires et des bateaux au premier plan et le contour délavé des immeubles au loin dans le fond. J’avais toujours imaginé les éléments politiques subversifs déguisés en indigènes tribaux et une énorme perte dans les bénéfices de l’East India Company.

Le port de Burnham ressemblait en fait au parking d’un hypermarché flottant. Il était sans doute aussi grand que deux ou trois terrains de football. Des quais blancs s’étendaient sur l’eau, avec leurs rangées de bateaux de plaisance et de petits bateaux de pêche sur un ovale d’eau placide. L’odeur du lac était composée d’un tiers de poissons morts, d’un tiers de rochers recouverts d’algues et d’un tiers d’huile de moteur. Je me garai sur le parking en haut de la colline au-dessus du port, et sortis en m’assurant d’avoir mon équipement avec moi. Je portais mon anneau de force à la main droite et mon bracelet-bouclier au poignet gauche tandis que mon bâton de combat, noué à l’intérieur de mon cache-poussière en cuir, frappait contre ma jambe. J’avais ajouté à mon arsenal une bombe lacrymogène, que je glissai dans la poche de mon pantalon. J’aurais préféré avoir mon revolver, mais se balader avec une telle arme dans la poche constituait un délit. Ce n’était pas le cas de la bombe au poivre.

Je verrouillai la voiture et sentis soudain une sensation désagréable remonter le long de mon dos : une façon pour mon instinct de me hurler que quelqu’un m’observait. Je gardai la tête basse et les mains dans les poches et me dirigeai vers le port. Je ne tournai pas la tête de tous les côtés mais tentai de voir le plus de choses possibles en ne bougeant que les yeux.

Je ne vis personne mais l’impression d’être observé était tenace. Je doutais qu’il s’agisse de quelqu’un de la Cour Rouge. Le matin n’avait pas atteint sa pleine luminosité, mais la lumière était déjà suffisante pour faire bouillir un vampire. Cela n’excluait toutefois pas d’autres genres d’assassins. Et si les voleurs étaient sur place, il était possible qu’ils surveillent toutes les allées et venues.

Je ne pouvais donc que continuer à marcher d’un pas régulier et espérer que la personne qui m’observait – qui qu’elle soit – ne soit pas un des hommes de main de Marcone, un allié des vampires ou un flingue à louer visant ma nuque à plusieurs centaines de mètres de là.

Je trouvai L’Étranger en quelques minutes, amarré non loin de l’entrée. C’était un joli petit bateau, un bateau de plaisance suffisamment grand pour accueillir une confortable cabine. L’Étranger n’était pas tout neuf, mais il semblait bien aménagé et bien entretenu. Un drapeau canadien était accroché à un petit piquet sur le pont arrière. Je dépassai le navire sans ralentir tout en Écoutant.

Écouter est une astuce que j’ai découverte étant enfant. Rares sont ceux à avoir trouvé le truc pour y parvenir : bloquer tous les autres bruits afin de mieux entendre un son en particulier… par exemple des voix lointaines. Cela ne relève pas tant de la magie, à mon avis, que de la concentration et de la discipline. Mais la magie est bien utile.

— Inacceptable, prononça à voix basse une femme dans la cabine de L’Étranger. (Sa voix était marquée par un léger accent, à la fois espagnol et britannique.) Le coup a entraîné des dépenses bien supérieures à ce que nous avions estimé au départ. J’augmente le prix en conséquence, rien de plus.

Il y eut une courte pause, puis la femme reprit :

— Voulez-vous une facture pour vous faire rembourser les taxes, dans ce cas ? Je vous avais dit que le prix n’était qu’une estimation. Ça arrive. (Une autre pause, puis elle conclut :) Excellent. Comme prévu, donc.

Je tournai le regard vers le lac, pour admirer la vue, et tendis l’oreille pour entendre autre chose. Apparemment, la conversation avait pris fin. Je scrutai les alentours mais ne vis personne occupé à arpenter le port au petit matin d’un jour de semaine de février. Je pris une profonde inspiration pour me donner du courage, puis me rapprochai du bateau.

J’aperçus un bref mouvement à travers une fenêtre de la cabine et entendis une stridulation. Un téléphone portable était posé sur un comptoir près d’un bloc-notes d’hôtel. Une femme habillée d’une longue robe de soie sombre apparut à la fenêtre et se saisit du téléphone. Elle décrocha sans rien dire et, un instant plus tard, lâcha :

— Je suis désolée. C’est un faux numéro.

Je la regardai tandis qu’elle reposait le téléphone et laissait avec désinvolture son vêtement traîner sur le sol.

Je l’observai un peu plus. Je n’agissais pas en voyeur. C’était professionnel. Je remarquai qu’elle avait des courbes intéressantes. Vous voyez ? Le professionnalisme en action.

Elle ouvrit la porte et un peu de vapeur s’en échappa tandis qu’un bruit d’eau se faisait entendre. Elle entra et referma la porte, laissant la cabine déserte.

J’avais une occasion. Je n’avais vu qu’une seule femme, et pas suffisamment bien pour pouvoir l’identifier de façon certaine comme étant Anna Valmont ou Francisca Garcia, les deux Rats d’église restants. Je n’avais pas vu le suaire suspendu à une corde à linge ni rien de ce genre. Malgré tout, j’avais le sentiment d’être au bon endroit. Mes tripes me disaient de faire confiance à mon informatrice spirituelle.

Je pris ma décision et m’avançai le long d’une étroite passerelle pour monter à bord de L’Étranger.

Je devais agir vite. La femme sur le navire pouvait ne pas être fan des longues douches. Tout ce que j’avais à faire c’était d’entrer, de voir si je pouvais trouver quelque chose attestant de la présence du suaire et de ressortir. Si j’agissais suffisamment rapidement, je pourrais entrer et sortir sans que personne n’en sache rien.

Je descendis l’escalier en direction de la cabine aussi discrètement que possible. Les marches ne grincèrent pas. Je dus baisser un peu la tête en m’avançant dans la cabine. Je restai près de la porte pour écouter le clapotis de l’eau de la douche. La pièce n’était pas très grande et n’offrait pas beaucoup de cachettes. Un lit double occupait près d’un quart de l’espace disponible. Une minuscule machine à laver et un sèche-linge étaient empilés l’un sur l’autre dans un coin, un panier de linge rangé sur le dessus. Un comptoir et une kitchenette équipée de deux petits réfrigérateurs monopolisaient le reste de la pièce.

Je fronçai les sourcils. Deux réfrigérateurs ? Je les examinai. Le premier était plein de denrées périssables et de bières. Le deuxième était un faux qui s’ouvrait sur un placard contenant un coffre-fort. Bingo !

La douche continuait à couler. Je tendis la main pour récupérer le coffre-fort, mais une pensée me frappa. Les Rats d’église s’étaient clairement mis dans le pétrin, mais ils étaient de toute évidence assez doués pour avoir évité Interpol depuis un certain nombre d’années. La cachette du coffre-fort était trop maladroite, trop évidente. Je refermai le faux réfrigérateur et balayai la pièce du regard. Je commençais à me sentir nerveux. Il ne devait pas me rester beaucoup de temps pour trouver le suaire et filer.

Mais bien sûr ! Je fis deux grandes enjambées jusqu’à la machine à laver et je saisis le panier à linge. Je le trouvai sous plusieurs serviettes propres et moelleuses : un petit paquet en plastique opaque à peine plus large qu’une chemise pliée. Je le touchai de la main gauche. Des fourmillements me parcoururent la paume et les poils de mon bras se dressèrent brusquement.

— Dieu, que je suis bon ! soufflai-je.

Je récupérai le suaire et me retournai pour m’enfuir.

Une femme se tenait derrière moi, vêtue d’un pantalon de treillis noir et d’un épais blouson et portant des bottes commando usées. Ses cheveux d’un blond peroxydé étaient coupés très court, mais cela ne changeait rien au charme de ses traits. Elle était élégante, jolie et agréable à regarder.

En revanche, ce n’était pas le cas de l’arme qu’elle pointait sur mon visage. C’était un horrible vieux revolver calibre .38, une arme bon marché idéale pour les sorties du week-end.

Je pris soin de ne pas bouger. Même un flingue au rabais peut tuer et je doutais de pouvoir lever un bouclier assez rapidement pour me protéger. Elle m’avait pris par surprise. Je ne l’avais pas entendue arriver, je n’avais pas senti sa présence.

— Dieu, que je suis bonne ! me singea-t-elle avec un léger accent britannique amusé. Posez le paquet.

Je le lui tendis.

— Voilà.

Je n’aurais pas tenté de lui prendre son arme mais si elle approchait, cela montrerait qu’il s’agissait d’une amatrice. Ce n’était pas le cas et elle resta debout hors de portée de mes bras.

— Sur le comptoir, si vous voulez bien.

— Et si je ne veux pas ? demandai-je.

Elle eut un sourire dénué d’humour.

— Dans ce cas, je serai de corvée de démembrement et de nettoyage du sang versé. Je vous laisse décider.

Je posai le paquet sur le comptoir.

— Loin de moi l’idée d’embarrasser une noble dame.

— Quel bon garçon vous faites ! répondit-elle. C’est un beau manteau. Enlevez-le. Lentement, je vous prie.

Je défis mon manteau et le laissai tomber sur le sol.

— Vous m’avez trompé pour me faire monter sur le bateau, dis-je. Ce deuxième coup de fil, c’était vous, pour dire à votre partenaire de m’attirer à l’intérieur.

— Ce qui est choquant, c’est que vous soyez tombé dans le panneau, dit la femme.

Elle continua à me donner des instructions et elle savait ce qu’elle faisait. Je me penchai en avant et posai les mains contre le mur tandis qu’elle me fouillait au corps. Elle trouva la bombe lacrymogène et s’en empara, en même temps que de mon portefeuille. Elle me fit m’asseoir par terre, sur mes mains, tandis qu’elle attrapait mon manteau et reculait.

— Une baguette, dit-elle en examinant mon bâton de combat. Le charme du prénéolithique.

Ha ! ha ! elle était certainement professionnelle mais aussi conventionnelle. Elle ne croyait pas au surnaturel. Je n’étais pas sûr de savoir si cela allait se révéler utile ou gênant. Cela pourrait signifier qu’elle ferait preuve d’un peu moins d’empressement à me tirer dessus. Les gens qui savent ce qu’un magicien peut faire deviennent vraiment nerveux lorsqu’il est sur le point de lancer un sort. D’un autre côté, cela signifiait que je ne pouvais utiliser ni le soutien du reste du Conseil, ni la menace du châtiment que je pourrais infliger en retour comme levier. Je décidai qu’il était préférable d’agir comme un type normal pour le moment.

La blonde posa mon manteau sur le comptoir et lança :

— La voie est libre.

La porte de la salle de bains s’ouvrit et la femme que j’avais entendue précédemment en sortit. Elle portait désormais une robe en mailles de la couleur d’un vin sombre et deux peignes retenaient sa chevelure en arrière. Elle n’aurait pas détonné au cœur de la foule mais elle n’était pas dénuée de charme.

— Ce n’est pas Gaston, dit-elle en me regardant d’un air perplexe.

— Non, dit la blonde. Il est venu pour la marchandise. Et il était sur le point de s’enfuir avec.

La femme aux cheveux sombres hocha la tête et me demanda :

— Qui êtes-vous ?

— Dresden, répondis-je. Je suis détective privé, mademoiselle Garcia.

Les traits de Francisca Garcia se figèrent et elle échangea un regard avec la blonde au flingue.

— Comment connaissez-vous mon nom ?

— Mon client me l’a donné. Vous et Mlle Valmont risquez de gros ennuis.

Anna Valmont donna un coup de pied dans le mur et cracha :

— Conneries ! (Elle me regarda fixement, le pistolet toujours braqué sur moi malgré son accès de colère.) Vous travaillez pour Interpol ?

— Rome.

Anna regarda Francisca.

— On devrait laisser tomber cette vente. C’est en train de tomber à l’eau.

— Pas encore, répondit Francisca.

— Attendre ne sert à rien.

— Je ne partirai pas tout de suite, répondit la brune d’un air déterminé. Pas avant qu’il arrive.

— Il ne viendra pas, dit Anna. Et tu le sais.

— Qui ? demandai-je.

— Gaston, répondit Francisca.

Je ne dis rien. Apparemment, Francisca était suffisamment douée pour décoder les expressions faciales pour que je n’aie pas besoin de dire quoi que ce soit. Elle me scruta un moment puis ferma les yeux, livide.

— Oh ! oh ! Dio !

— Comment ? demanda Anna. (Le revolver n’avait pas bougé d’un poil.) Comment est-ce arrivé ?

— Meurtre, dis-je à voix basse. Et quelqu’un a fait en sorte d’orienter la police vers Chicago.

— Qui aurait pu faire ça ?

— Des gens peu recommandables qui en ont après le suaire. Des assassins.

— Des terroristes ?

— Pas aussi joueurs, dis-je. Tant que vous avez le suaire, vos vies sont menacées. Si vous venez avec moi, je pourrai vous mener vers des gens qui vous protégeront.

Francisca secoua la tête et cligna plusieurs fois des yeux.

— La police, vous voulez dire.

Je parlais des chevaliers, mais je savais très bien quelle serait leur position sur ce qu’il conviendrait de faire des voleuses une fois que le péril surnaturel serait passé.

— Ouais.

Anna déglutit et regarda sa partenaire. Quelque chose autour de ses yeux s’adoucit sous l’effet de l’inquiétude, de la compassion. Ces deux-là n’étaient pas seulement partenaires dans le crime. Elles étaient amies. La voix d’Anna se fit douce tandis qu’elle disait :

— Cisca, il faut bouger. Si ce type nous a trouvées, d’autres pourraient ne pas être loin derrière.

La brune acquiesça, le regard dans le vide.

— Oui. Je vais me préparer.

Elle se leva et traversa la cabine jusqu’à la machine à laver. Elle tira deux sacs de sport qu’elle posa sur le comptoir, par-dessus le paquet. Puis elle enfila une paire de chaussures.

Anna l’observa quelques instants puis se tourna vers moi :

— Bon. On ne peut pas vous laisser filer droit vers la police pour tout lui raconter. Je me demande que faire de vous, monsieur Dresden. Il semble qu’il y aurait beaucoup de raisons de vous tuer.

— C’est salissant, vous vous souvenez ? Ça vous gâcherait la journée, pointai-je.

Cela lui arracha un petit sourire.

— Ah, oui ! j’avais oublié.

Elle porta la main à sa poche et en tira une paire de menottes en acier. Le genre conçu pour un usage policier plutôt que pour les jeux coquins. Elle me les lança par en dessous et je les attrapai.

— Mettez-en une autour de votre poignet, dit-elle.

Je m’exécutai.

— Il y a un anneau sur cette cloison. Passez-y l’autre anneau et fermez les menottes.

J’hésitai et regardai Francisca en train d’enfiler son manteau, son expression toujours aussi distante. J’humectai mes lèvres.

— Vous ne savez pas à quel point vous êtes toutes les deux en danger, mademoiselle Valmont. Vraiment. Je vous en prie, laissez-moi vous aider.

— Je passe. Nous sommes des professionnelles, monsieur Dresden. Nous sommes des voleuses, d’accord, mais nous avons une éthique du travail.

— Vous n’avez pas vu ce qu’ils ont fait à Gaston LaRouche, dis-je. À quel point c’était affreux.

— Quand donc la mort n’est-elle pas affreuse ? L’anneau, monsieur Dresden.

— Mais…

Anna releva son arme.

Je fis la grimace et attachai les menottes à un anneau d’acier dépassant du mur sous l’escalier.

Je dus donc me résigner à les suivre du regard jusqu’au pont. Alors le second deniérien de ces douze dernières heures jaillit dans l’escalier en fonçant droit sur moi.

Suaire froid
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